Installation Recollecting Dogon dans la Menil Collection, 2017.

RECOLLECTING DOGON

Paul R. Davis


La population dogon vit dans plus de 1500 villages ruraux et centres urbains des régions de Bandiagara, Mopti et Douentza au Mali, un pays d’Afrique occidentale. D’étonnantes falaises verticales de grès de près de 500 mètres de hauteur séparent la plaine aride de Séno-Gondo des formations rocheuses du plateau du pays dogon, une partie de la région de Bandiagara que l’UNESCO a désigné comme site du patrimoine mondial, en 1989. Les traditions orales et les découvertes archéologiques suggèrent que les populations dogon ont migré dans la zone par vagues successives et s’y sont établis entre le XIIIe et le XVe siècle, en forçant d’autres habitants à se déplacer, mais probablement aussi en se mélangeant aux populations déjà sur place. Les dirigeants islamiques de l’empire du Mali, de celui des Songhaï et d’autres royaumes locaux plus petits contrôlaient une grande partie de l’Afrique occidentale à cette époque et on prétend que les falaises escarpées ont fourni une zone refuge aux nouveaux arrivants.

À la fin du XIXe siècle, la France occupait des parties de la région de Bandiagara comme avant-poste militaire colonial. Après y avoir introduit la taxation, le travail forcé, le recrutement pour le service militaire et l’éducation en langue française, les administrateurs coloniaux furent en mesure de déclarer dès 1910 “Désormais les Habé peuvent être considérés comme soumis”(1) . Jusqu’aux années 1930 la plupart des Européens et des Américains connaissaient les dogon sous le nom de Habé ou Habbe (sing. Kado). Les dirigeants français empruntèrent le terme aux populations fula islamisées (aussi appelées Peuls), pour lesquelles l’usage de Habé discréditaient les dogon voisins comme paysans et infidèles. L’attribution « dogon » donnée aux objets rassemblés avec peu ou pas d’information de provenance s’est avérée un identifiant pratique à appliquer aux multiples facettes du paysage culturel de la région de Bandiagara. La désignation permet d’envisager sous un même label de multiples groupes de populations parlant plus de 30 langues différentes et dont les institutions sociales peuvent énormément varier. La construction historique du vocable et la grande diversité de cette aire géographique a incité les anthropologues et les linguistes à remettre en question l’usage prédominant de dogon comme catégorie uniformisant une identité culturelle ou une prétendue tribu.(2)

Les objets, leur collecte et leur exhibition font partie intégrante de la vie dans les environs de Bandiagara. Les chasseurs accumulent les crânes des proies et les exposent incorporés aux façades en terre de leur maison. C’est actuellement devenu un des spectacles favoris des touristes, mais plus important encore c’est une manière de proclamer les compétences d’un chasseur au sein d’un monde naturel caractérisé par la précarité. Lorsqu’elles sont interrogées à propos de la transmission des traditions, les femmes de la région expliquent : “C’était important que leurs biens les plus précieux soient mis en scène de cette manière [en parlant des funérailles] et par conséquent hérités par leurs sœurs, filles et même petites filles ; et c’était ainsi qu’on pouvait se souvenir d’eux.”(3)

Au cours du XXe siècle, la société et la culture visuelle des dogon ont fasciné l’imagination des Européens et des Américains. L’exposition Recollecting Dogon à la Menil Collection et la présente publication numérique sont des investigations de ces territoires fictifs et historiques. L’histoire des collectes d’art en Afrique révèle souvent bien plus comment les Occidentaux ont perçu et valorisé les objets que la manière dont les populations locales du continent africain ont établi leurs pratiques artistiques ou comment ces dernières ont pu se transformer au cours du temps. Dans ses réflexions sur la réception des arts d’Afrique aux Etats-Unis, l’historienne de l’art Carol Magee a comparé l’objet recueilli au concept de souvenir. Une chose ou un témoignage conservé et chéri comme un rappel. En anglais, « souvenir » provient du même mot français qui signifie aussi mémoire ou réminiscence et du verbe réflexif qui en est dérivé : se souvenir ou se rappeler. Magee écrit « Le souvenir sert alors d’objet de désir. C’est la chose concentrée sur la re-présentation du passé ou sur l’imagination du futur. »(4) ReCollecting Dogon, le titre en anglais de l’exposition et cette publication, épouse ces idées de mémoire qui sont facilitées par l’acte de collecter. Les œuvres exposées dans ReCollecting Dogon sont emblématiques du rôle important que jouent les artefacts dans la constitution de la connaissance, dans la compensation des faiblesses de la mémoire ainsi que dans les glissements qui s’opèrent entre les cultures et les langues.

Entre le premier contact des Européens avec les dogon à la fin du XIXe siècle et l’extraordinaire expansion du marché occidental des arts provenant du continent africain au milieu du XXe, la culture visuelle des Ddgon s’est transformée en muse pour les imaginaires des audiences européenne et américaine. Alors qu’il écrit au sujet de cette rencontre dans Jungle Ways: A First Hand Account of Cannibalism and the Secret Ceremonies of Jungle Magic Practiced by Primitive Savages (1931), l’auteur américain William B. Seabrook donne une description des dogon qui ne tient absolument pas compte des siècles de réseaux inter-culturels en Afrique occidentale ni des 35 années d’interactions avec les Européens.

Ceux-ci étaient de vrais nègres d’Afrique, soi-disant primitifs, plus isolés de la civilisation et de l’influence coloniale blanche que les Noirs forestiers de la jungle la plus épaisse, et pourtant ils étaient comme aucun nègre ou primitif que j’avais jusque là rencontré(5)

Le portrait que donne Seabrook, bien que divertissant et admiratif, est un échec sur le plan du récit historique. Bien au contraire, il s’empare de la fascination populaire américaine ou européenne pour l’altérité brute et exotique des Africains au plus fort de la colonisation. Le même attrait motiva les quelque millions de visiteurs de l’Exposition coloniale internationale de Paris en 1931. Concurrençant le départ de France très médiatisé, cette même année, de la mission Dakar-Djibouti de l’anthropologue Marcel Griaule, la foire faisait grand cas de ses exhibitions de villages africains et asiatiques habités de populations indigènes. Elle vantait également les recréations de l’architecture monumentale d’Angkor Vat au Cambodge et de Djenné au Mali ainsi que la programmation de performances d’une troupe de danseurs masqués provenant de la région de Bandiagara.

Marcel Griaule (1898–1956) fut une figure déterminante de l’histoire européenne des peuples dogon et de la réception populaire que cette histoire suscita. Ainsi que le rappelle l’anthropologue Éric Jolly, dans sa contribution à cette publication, Griaule dirigea de multiples expéditions de collectes ethnographiques dans la région de Bandiagara suite à la mission Dakar-Djibouti de 1931. Avec l’aide de son équipe, qui comprenait, entre autres, l’écrivain surréaliste Michel Leiris (1901–1990) et l’ethnomusicologue André Schaeffner (1895–1980), il rassembla plusieurs milliers d’objets des dogon et popularisa des narrations élaborées les concernant. Actuellement, d’innombrables publications, films et expositions construisent des récits sur les dogon et dans certains cas même les invente. Au moment de la préparation de leur exposition en 2004 : Regards sur les Dogon du Mali, Rogier Bedaux et Diderik van der Waals avaient estimé que 75.000 sites internet étaient consacrés aux dogon ; ce nombre est passé à plus de 4 millions. Célèbre pour les performances acrobatiques de ses masques, pour ses objets figuratifs sculptés avec dextérité, pour son architecture et sa cosmologie foisonnante, la culture visuelle des dogon est l’une des plus étudiées, documentées, collectées et fabulées du continent africain.

L’exposition Recollecting Dogon met en valeur certaines des œuvres étonnantes attribuées à cette population : sculptures, éléments architecturaux, décorations corporelles, masques et objets divers que les fondateurs du musée, John et Dominique de Menil, ont rassemblés aux Etats-Unis et en Europe, entre les années 1950 et 1970. Ces pièces véhiculent des concepts de philosophie esthétique propre aux dogon, dans lesquels la matérialité et la manipulation des artefacts s’avèrent vitales pour la continuité de la vie dans ses aspects quotidiens et sacrés. Cette culture matérielle rappelle aussi l’héritage considérable du colonialisme et la dynamique de pouvoir complexe de l’ethnographie qui l’a rendue accessible à l’imagination du public occidental. L’exposition tente de déstabiliser l’autorité historique des mises en scène ethnographiques tout en reconnaissant les limitations d’une représentation d’individus par le biais d’objets décontextualisés, collectés par et pour les Occidentaux. Des publications critiques de Marcel Griaule, des enregistrements sur le terrain de musique dogon par André Schaeffner, des photographies d’objets et de personnes par Walker Evans (1903–1975), Germaine Dieterlen (1903–1999) et Mario Carrieri (né en 1932), ainsi que d’autres documents d’archives donnent une visibilité à la puissance coloniale des collectes et de la discipline ethnographique qui ont formaté la compréhension actuelle de la culture visuelle de la région de Bandiagara. Par la mise en évidence de voix contemporaines de cette aire géographique, Recollecting Dogon inclut aussi des masques commandés récemment, des vidéos de performances masquées actuelles de Sérou Dolo et des œuvres des artistes maliens Amahigueré Dolo (né en 1955) et Alaye Kéné Atô (né en 1967). Les travaux de ces deux artistes, dont la dimension s’avère documentaire, profondément personnelle et symbolique, offrent un contre-point à la présentation de la population dogon tel un sujet ethnographico-historique homogène.

Dans Recollecting Dogon, un enregistrement phonographique discret constitue un exemple convaincant des nombreuses transformations générées par la démarche ethnographique. La surface d’un disque que Griaule avait inclus dans sa thèse de 1938, intitulée Masques dogons, reprend les articulations et les annotations musicales des performances acrobatiques du kanaga. Dans sa contribution sur les masques et leurs prestations pour cette publication numérique, Polly Richards décrit le kanaga, intervenant au cours des célébrations funéraires (dama), comme l’un des masques les plus respectés en raison de la chorégraphie dynamique du danseur. La musique enregistrée était censée faire connaître aux lecteurs, les percussions syncopées qui accompagnaient la prouesse. Cependant, ce que les auditeurs entendaient n’était qu’une simulation, à savoir celle d’un musicien européen restituant le rythme des tambours, et non pas l’arrangement d’un percussionniste dogon qualifié de la région de Bandiagara(6) Pour offrir un contrepoint à cet ersatz exécuté par un intermédiaire étranger, des extraits de musique dogon sont diffusés en boucle dans la galerie et ICI [LINK]. Les enregistrements, des compositions livrées par des artistes locaux, ont été gravés sur des cylindres de cire par Schaeffner dans la région de Sangha durant les années 1939, avec l’aide notamment du musicien Antando Dolo qui était son informateur principal(7) Depuis, ils ont été numérisés par le Centre de Recherche en Ethnomusicologie (CREM). Les exemples de masques kanaga anciens et nouveaux, l’enregistrement de Griaule, puis ceux sur le terrain de Schaeffner, suggèrent les différentes couches d’interprétations et de récits historiques. Ces strates viennent interférer sur les perceptions que l’Occident a pu avoir des populations dogon telles que proposées et examinées dans cette exposition.

Au cours des trois dernières décennies, des chercheurs comme Jacky Bouju, Gaetano Ciarcia, James Clifford, Ferdinando Fagnola, Isaïe Dougnon, Éric Jolly, Polly Richards et Walter van Beek ont revisité les études ethnographiques antérieures et démontré combien des publications concernant les dogon étaient bien souvent loin d’être représentatives de la population, même si elles ont servi d’inspiration pour les villages africains de Paris. C’est notamment le cas de la fiction de voyage de Seabrook, qui relève de la littérature de gare. Dans sa contribution l’historien malien Isaïe Dougnon se concentre, quant à lui, sur le dynamisme et le changement culturels ; ce faisant, il remet en cause la suprématie et la valeur d’une définition de la culture dogon historiquement figée. Il insiste sur les profondes modifications sociales que la région de Bandiagara a connues et qui ont été générées par des réponses locales, nationales et internationales aux difficiles situations politiques, économiques et environnementales. Comme Dougnon le précise, ces mêmes forces continuent d’avoir une emprise sur la manière dont une personne perçoit son identité en tant que dogon et sur la manière dont elle se définit par rapport aux autres dans la communauté.

Les œuvres d’Amahigueré Dolo et d’Alaye Kéné Atô contribuent à ajouter d’importantes voix contemporaines qui s’engagent sur les problèmes de migration, d’histoire culturelle et de changement social. Recollecting Dogon est la première exposition d’un musée américain dans laquelle des artistes maliens et leurs productions se positionnent dans la perspective d’un projet de reconsidérations historiques de la culture visuelle dogon. Les créations colorées sur papier, profondément personnelles et symboliques de l’autodidacte Atô émergent d’un besoin compulsif de dessiner qui a suivi une expérience proche de la mort et une relation avec l’artiste français Bernard Pataux, ancien directeur de l’École nationale des Arts de Dakar au Sénégal. Dans ses Éléments du Monde (Adouron Bew) de 2007, Dolo propose un ensemble de 86 figures sculptées dans le bois et plantées dans un lit de terre ocre.(8) L’historienne de l’art Jessica Hurd perçoit des stratégies graphiques émanant de l’héritage de ces artistes qui consiste à interférer avec des narrations interculturelles visuelles. Comme elle l’indique dans son essai, Éléments du monde fait partie d’une progression dans la technique artistique de Dolo consistant à confronter les spectateurs au monde polyvalent et liminal que nous habitons.


Les ressacs déposent des coquillages sur la plage. L’enfant les ramasse pour la beauté et le mystère qu’ils recèlent à ses yeux… trésors des profondeurs d’un monde inconnu. Les vagues successives ont abandonné sur nos rivages de splendides et mystérieux trésors de mondes inconnus.

Dominique de Menil écrivit l’introduction à l’exposition de 1962 qui réunissait, au Museum for Primitive Art de New York, les objets de la collection grandissante des arts d’Afrique, d’Océanie, d’Asie et des Amériques qu’elle et son mari avaient constitué. Ce texte offre une parfaite métaphore de l’histoire coloniale et des processus sélectifs de collecte par lesquels l’acquisition de la culture matérielle des dogon s’est opérée au XXe siècle. Les vagues transforment le paysage de sable, en effaçant et en renouvelant ; à chaque ressac de nouveaux coquillages viennent se mélanger à ceux qui proviennent d’un dépôt antérieur. Les photographies, films, enregistrements de sons et autres matériaux d’archives de Recollecting Dogon sont les traces de cette imparfaite histoire en évolution. Les contributions rassemblées ici poursuivent la réflexion sur les mécanismes de collecte et l’environnement changeant dans lequel les dogon sont tout à la fois conscients de leur héritage culturel et engagés dans la création d’un nouveau futur.

Traductions par Anne-Marie Bottiaux

  1. “Désormais les Habé peuvent être considerés comme soumis… .” Cité dans Arnaud, Robert, Le roman vrai de Tabi : journal d’une expédition en pays dogon (18 septembre - 26 décembre 1920), éd. André Brochier (Aix-en-Provence, France : Amis des archives d’outre-mer, 2016), 24.
  2. Voir Jacky Bouju, « Qu’est-ce que l’‘ethnie’ dogon ? » Cahiers des Sciences humaines 31, n° 2 (1995) : 329–63.
  3. Paul J. Lane, « Household Assemblages, Lifecycles, and the Remembrance of Things Past among the Dogon of Mali », The South African Archaeological Bulletin 61, n° 183 (2006) : 49–50.
  4. Carol Magee, Africa in the American Imagination: Popular Culture, Racialized Identities, and African Visual Culture (Oxford : University Press of Mississippi, 2012), 106–7.
  5. William B. Seabrook, Jungle Ways: A First Hand Account of Cannibalism and the Secret Ceremonies of Jungle Magic Practiced by Primitive Savages (New York : Blue Ribbon Books, 1931), 248.
  6. Éric Jolly, email, 12 mars 2016. Jolly a cité Brice Gérard, Histoire de l’ethnomusicologie en France : 1929–1961 (Paris : L’Harmattan 2014), 113 ; et Jean Jamin, André Schaeffner (1895–1980) (Paris : Musée de l’Homme, 1980). Voir aussi, Alice L. Conklin, In the Museum of Man: Race, Anthropology, and Empire in France, 1850–1950 (Ithaca, NY : Cornell University Press 2013), 294–5.
  7. Voir Éric Jolly, Démasquer la société dogon : Sahara-Soudan, janvier - avril 1935, Les Carnets de Bérose, n° 4 (Charenton-Le-Pont, France : Lahic/DPRPS-Direction générale des patrimoines, 2014), 36, 49.
  8. Éléments du Monde de Dolo est présenté séparément de l’exposition spécifique ReCollecting Dogon dans une des galeries permanentes du musée dévolue à l’art de l’Afrique.
Alors vous voulez savoir comment est faite l’âme d’un Dogon ? Vous n’y gagnerez rien, ça ne fera que vous coûter de l’argent.
Dommo Wolomo, village d’Andioumbolo, région de Bandiagara

[30 secondes de silence avant chaque]

Rythmes de danses de masques dogon, village de Sangha, 1931. Réunis par André Schaeffner. Enregistrement audio de 4.39 minutes. Avec l’aimable autorisation du Centre de Recherche en Ethnomusicologie - Centre national de la Recherche scientifique, Paris.

Rythmes de danses de masques dogon, village de Sangha, 1931. Réunis par André Schaeffner. Enregistrement audio de 4.27 minutes. Avec l’aimable autorisation du Centre de Recherche en Ethnomusicologie - Centre national de la Recherche scientifique, Paris.

Tambours et flutes, village de Sangha, 1931. Réunis par André Schaeffner. Enregistrement audio de 2.14 minutes. Avec l’aimable autorisation du Centre de Recherche en Ethnomusicologie - Centre national de la Recherche scientifique, Paris.