Célébration de funérailles au village de Sangha-Dini, Mali, 2012. Photo de Serou Dolo.

LE DYNAMISME DES MASQUES DOGON ET DES PERFORMANCES DES MASQUES

Polly Richards


La société des masques c'est le monde entier. Car tous les hommes, toutes les fonctions, tous les métiers, tous les âges, tous les étrangers, tous les animaux sont taillés comme masques ou tissés comme cagoules.

—Ogotemmêli, vieux chasseur dogon, cité par Marcel Griaule dans Dieu d'eau (1948)

Les Dogon sont célèbres pour leurs masques, étonnants assemblages stylisés, aujourd’hui conservés par centaines dans les collections de musées de par le monde. Pour la population dogon cependant, un masque représente bien plus qu’un simple déguisement conçu pour le visage. Il inclut toute la tenue du danseur avec ce qui lui couvre la tête, le costume, les accessoires de danse et la performance masquée proprement dite.

À la suite d’un décès, les Dogon enterrent le corps immédiatement. La danse des emina, masques sculptés dans le bois et tissés dans les fibres d’hibiscus, fait partie d’une séquence de rites organisés pour les hommes bien après leur inhumation. Ces prestations masquées représentent les temps forts des manifestations qui suivent la mise en terre et parmi lesquelles on compte les dama, cérémonies complexes destinées aux seuls hommes pour signifier la fin de la phase de deuil. Les masques participent aussi aux célébrations officielles, comme celles organisées pour les inaugurations d’écoles ou de cliniques, et pendant les vacances, les touristes peuvent assister à leurs sorties moyennant un paiement.

Une deuxième catégorie de masques appelés sanaguroy—généralement fabriqués à partir des feuilles fraîches du sa, le lannéa acide aussi appelé raisinier (Lannea acida), premier arbre à porter des nouvelles feuilles à la fin de la période sèche—se produisent juste avant le début de la saison des pluies. Dans la tradition des sanaguroy, leurs interventions sont considérées à la fois comme une activité de jeux et comme une étape un peu plus formelle de l’initiation précédant l’intégration des garçons dans l’association des masques. Leurs sorties coïncident avec des rites agraires essentiels qui doivent avoir lieu avant que la saison des cultures (agu) ne puisse débuter. Habituellement les masques sanaguroy courent dans les villages en chassant les non-initiés avec de longues cannes qui font office de fouets. Lorsqu’elles ont lieu, leurs danses plus élaborées imitent librement celles des emina.

Intégrer la société des masques

Si je n’avais pas payé pour rejoindre les masques, je serais tourné en dérision sous prétexte que je suis comme une femme et des garçons plus jeunes que moi auraient le droit de me chasser et de me battre.

—Homme catholique de Idiely-Na

Jusqu’à la fin du XXe siècle, la participation d’un homme dogon aux activités masquées était obligatoire et indiquait sa progression dans la communauté. C’était une manière d’afficher la virilité et donc de contribuer à la division suivant les genres d’une société au sein de laquelle les activités spécifiques sont soit adaptées aux hommes, soit aux femmes. Comme c’est le cas dans de nombreuses populations africaines, pour tout individu mâle d’un village dogon, le moment de la circoncision marque le passage à l’âge adulte et détermine l’instant à partir duquel il peut commencer à participer à la société des masques. Les circoncisions étaient pratiquées tous les trois ou quatre ans sur des garçons âgés de douze à quinze ans. Aujourd’hui elles ont lieu beaucoup plus tôt dans la vie d’un enfant avec pour conséquence que l’entrée dans l’association dépendra de la permission des anciens, quand ils considèrent que le candidat est suffisamment mature.

Actuellement, le niveau d’implication dans les activités masquées est laissé à la discrétion individuelle des hommes dogon qui ont abandonné la religion autochtone pour se convertir au christianisme ou à l’islam. Même si les chrétiens et les musulmans pratiquants ne collaborent plus activement aux danses masquées, ils se conforment néanmoins à un certain degré de pression sociale qui influence toujours le versement de cotisations à l’association des masques comme marque ostentatoire de leur participation. La contribution financière continue à être perçue comme une démonstration de respect vis-à-vis des anciens de la communauté, une preuve du statut familial et une manifestation de la masculinité.

Les femmes et les enfants non initiés apprécient généralement les danses masquées depuis des promontoires rocheux et des toits en terrasses, considérés comme des points sécurisés surplombant l’aire de danse (tei). En principe, les enfants et presque toutes les femmes se voient interdire toute proximité avec les êtres masqués au risque d’être punis par les anciens, voire même frappés par les masques eux-mêmes en cas de rupture d’interdit. Un groupe particulier de femmes initiées (les yasigine, sœurs du masque) fait exception à la règle ; ce sont les seules autorisées à les approcher et à danser avec eux en raison d’un statut qui leur fut accordé en souvenir de la découverte originelle du masque par une femme.

L’énergie du masque

Giru-banu-go ninnyia wom . . . giru-banu-go ninnyia wom lawa.

(J’étais effrayée de l’aspect effrayant. . . J’étais effrayée de l’aspect effrayant des masques.)

—Chanson du dama (en langue donno so)

Les emina sont censés détenir le nyama (force vitale) ou pangan (puissance) qui les rend effrayants. Il s’agit d’un pouvoir, physiquement soit dangereux soit bénéfique, qui provient de nombreuses caractéristiques différentes, parmi lesquelles les matériaux utilisés et les procédés mis en œuvre pour la fabrication du masque, sa performance ainsi que le fait de le mettre en contact avec un autel (que ce soit le masque proprement dit ou son costume ). Les emina représentent un danger pour certains sanctuaires, personnes et récoltes en raison de l’énergie qu’ils contiennent. C’est la raison pour laquelle le comportement et les mouvements des porteurs dans et aux alentours des villages sont strictement contrôlés. Ils ne peuvent se déplacer que le long de chemins désignés, en évitant ceux qui mènent à des autels importants ; ce sont d’ailleurs les mêmes sentiers que doivent emprunter les femmes en période de menstruation, les personnes défuntes, les enfants nouveaux-nés ainsi que les forgerons, les cordonniers et les teinturiers. Les emina ne sont pas autorisés à traverser les champs du chef rituel (ogono), ni ceux dans lesquels les cultures sont en train de mûrir. Des prohibitions touchent également les mouvements des sanaguroy bien qu’ils soient censés avoir moins de nyama que les emina. Ils jouissent d’un peu plus de liberté que les emina, mais ne peuvent malgré tout pas entrer dans les concessions des femmes ou des enfants. De leur côté, les villageois doivent veiller à ce qu’aucune partie des sanaguroy, comme par exemple un résidus de feuille, ne pénètre dans la cour d’une habitation au risque de causer une mauvaise récolte et/ou de provoquer l’infortune des habitants concernés.

Les danses de masques (Emina Goo and Emina Yogoro)

À l’occasion de toutes les sorties d’emina, les membres de la société des masques entrent au village ou sur l’aire de danse par ordre décroissant allant du plus âgé physiquement actif au plus jeune. Ensuite les masques dansent suivant un ordre établi, avec des masques du même type, catégorie par catégorie, à nouveau par ordre décroissant du plus ancien au plus récent. Ils se produisent en groupe ou en exécutant des solos.

La relation entre le public et les porteurs de masques est de première importance dans toutes les performances ; au cours d’un dama, ces performances sont particulièrement axées sur la compétition et les participants espèrent gagner l’appréciation des spectateurs (locaux ou en visite) qui discutent et jugent de la qualité des danses.

Certains Dogon font la distinction entre deux grandes catégories de prestations : emina goo, les danses de masques proprement dites et emina yogoro, au cours desquelles les porteurs jouent une scène satirique dont le but est de faire rire l’assistance. La danse du masque kanaga ou kanaga goo est un exemple parfait d’emina goo ; considérée comme une des plus exigeantes, elle consiste essentiellement à valoriser la virilité et les aptitudes des danseurs. Le point fort de la chorégraphie acrobatique effectuée par un kanaga est le moment où il entraîne la partie sommitale du masque dans une rotation à 360° jusqu’à raser le sol et le rétablit ensuite en position verticale dans un mouvement rapide difficile à réaliser. Lorsque des masques comme le kanaga exécutent un solo, le public crie « eee » (« oui ») et manifeste son appréciation en commentant bruyamment pour encourager ceux qui dansent particulièrement bien. Et quand c’est effectivement le cas, des membres de l’assistance peuvent les gratifier de quelque argent pour louer leur talent. Ceux qui sont moins doués seront réprimandés sur le champ : un vieux peut s’exprimer à haute voix en langage secret de la société des masques (sigi so) pour critiquer un porteur. Après la danse finale, des anciens de chaque quartier se réunissent pour décider qui était le meilleur danseur ou le champion (ine sige) et quel était le meilleur quartier du village — des discussions enflammées continuent à animer la localité longtemps après l’événement. Pour ceux qui le connaissent et le reconnaissent en tant que tel, le statut d’un danseur est donc renforcé par la qualité de sa performance,.

Lorsqu’un emina yogoro a lieu, la distance impliquée par la présence d’un masque rend possible un renversement subversif des normes comportementales. Par exemple, au cours de la sortie à caractère comique d’un singe noir, à Amani en 2000, le porteur tenait en main un phallus en bois avec lequel il exécutait des gestes obscènes dont l’effet était des plus désopilants. Les spectateurs ont donné la réplique au masque et les vieux ont réagi comme les parents d’un enfant espiègle en le réprimandant et en le chassant de l’aire de danse. Le masque est parti, a attendu quelques moments avant de revenir taquiner le public, le tourmenter et poursuivre la comédie.

Au cours du dama et d’autres cérémonies publiques pendant lesquels les masques apparaissent, il arrive souvent que quelques anciens pratiquent des rites en privé, au moment du crépuscule ou juste après, pour garantir le départ définitif de l’âme du défunt qui doit quitter le monde des vivants pour rejoindre celui des morts. Les danses emina goo et emina yogoro constituent l’axe public, le spectacle et l’encadrement cérémoniel de ces rituels.

Extrait de Dogon Now: Masks in Motion (Les Dogon aujourd’hui : masques en mouvement) de Polly Richards (à paraître)

Pour toutes les photos © 2017 du photographe

Liens vidéos

Mask Stories (Histoires de masques), un court métrage réalisé par Polly Richards dans lequel les Dogon évoquent les traditions de leurs masques

Mask Stories (15 minutes)

Dogon Mask Dance: Dama in Djiguibombo Village, Mali, March 2010, Excerpts from 22 Days of Celebration (Danse de masques dogon : dama au village de Djiguibombo, Mali, mars 2010, extraits de 22 jours de célébration)

Dogon Mask Dance Partie 1 (18 minutes)

Dogon Mask Dance Partie 2 (10 minutes)

Ces deux films ont été réalisés par Polly Richards et développés par la Museum for African Art, New York (The Africa Center), et la National Museum of Mali, Bamako.